jeudi 17 mai 2012

Architecture tératologique



(texte labyrinthique sur un projet différé)

Admettons qu’une certaine tératologie soit susceptible de prendre en charge, au moyen d’un discours rationnel s'efforçant de se rendre adéquat à son objet, non plus tant le vivant monstrueux que le milieu propre à ce dernier. Borges suggérait déjà en plusieurs endroits1 cette convenance – et justification mutuelle – du Minotaure et du labyrinthe, de l’habitant monstrueux et d'un lieu non moins monstrueux, en ceci qu’il s’agissait d’une habitation destinée essentiellement à ce que celui qui y demeure ne puisse aucunement s’en extraire2. Fruit de l’union contre nature du fabuleux taureau blanc envoyé par Poséidon, que Minos devait sacrifier en échange du trône de Crète, et de Pasiphaé (aidée en cela par Dédale, « L'Astucieux », qui conçut la vache de bois creuse dans laquelle l'épouse de Minos devait être fécondée), Astérion, dit le Minotaure, incarnait cette transgression majeure, en juxtaposant de façon scandaleuse humanité et animalité en un même organisme. Aussi fallait-il occulter par occlusion cette insulte à la normalité, et lui bâtir une prison, conformément aux recommandations de l'oracle de Delphes : ainsi, par cette absorption excluante, la monstruosité devait se trouver endiguée, et l’intégrité du monde, dans son fonctionnement non-pathologique, sauvegardée. Un subterfuge (peut-être analogue au processus de refoulement par lequel notre psychisme enfouit ce qu'il n'ose admettre) devait prévenir toute contamination, tout épanchement par lequel se serait déversé dans l’univers ce qui par son existence inavouable en subvertissait les lois ; nul besoin de verrous, puisque les circonvolutions inlassables des galeries avaient pour fonction de prévenir toute évasion, quoique la possibilité de celle-ci devait rester (mais en droit seulement) ouverte : un orifice était en effet exigé pour alimenter le résident du lieu, tandis que le labyrinthe, au cours de cette manducation cruelle, devait entièrement digérer l’intégralité de ses hôtes offerts en sacrifices – ou du moins ne tolérer aucune excrétion (à l'image du schizophrène à l'anus cousu, expérimentation d'un corps-sans-organes). La rencontre entre deux aberrations de cet ordre (le Minotaure/le labyrinthe) n’a sans doute rien de fortuite, et cet ingénieux stratagème par lequel Dédale, l’inventeur légendaire, réparait en partie sa faute – au prix d’un terrible retour de la monstruosité sur elle-même – venait pourtant la redoubler, fournissant ainsi par anticipation une allégorie des errements de la technique moderne, en tant que science sans conscience qui engendre par les solutions mêmes qu'elle propose de nouveaux problèmes, devant à leur tours être résolus. Dès lors, si le Minotaure et le labyrinthe se justifient réciproquement, ils semblent en revanche devoir nécessairement produire à l’infini autant de labyrinthes de labyrinthes, destinés à les circonscrire – abîmes insondables au même titre que ces rêves qui se creusent en d’autres rêves, lorsque nous rêvons que nous rêvons. Car le labyrinthe entretient toujours déjà une relation à la multiplicité et à la répétition3, puisqu’il renferme le plus de déterminations possibles (chemins, replis sinueux, bifurcations, impasses…) dans un espace réduit – induisant ainsi claustrophobie, mais aussi vertige et sentiment de perte, évoquant par là même l'expérience humaine de l'angoisse et la déréliction de l'individu, devant faire usage de son libre-arbitre, face à la myriade de choix de son destin, disposés eux-mêmes sur un plateau. Borges (encore) indique dans l’une de ses nouvelles4 ce que serait un lieu monstrueux au plus au degré : si la vocation du labyrinthe est bien de « confondre les hommes », un dessein préside encore à sa réalisation ; en revanche une cité vide dont l’architecture apparaîtrait comme étant entièrement privée d’intention ne pourrait manquer de susciter un malaise effroyable. Œuvre du hasard et de la combinaison d'une pluralité d’éléments (murs, escaliers, places, colonnades, ruelles, etc.) enchevêtrés à la manière des atomes démocritéens dérivant aveuglément dans le vide infini, une telle ville serait au labyrinthe ce qu’une suite interminable et inintelligible de mots articulés les uns aux autres (alors que rien ne prescrirait a priori ces enchaînements) serait à un texte décrivant un objet inimaginable tel le chiliogone, cette figure à mille côtés, ou un solide possédant autant de faces. L’acte démiurgique (de dêmiourgos, « l’architecte », terme par lequel le discours du Timée de Platon désigne cet être divin qui donne naissance au monde, non par une création ex nihilo – idée étrangère au monde hellénique – mais par l’organisation de la chôra, c'est-à-dire par l’information d’une matière amorphe) trouve son reflet inversé dans cette parodie de cosmogonie, dont seul le chaos semble pouvoir advenir. La ville monstrueuse serait donc privée d’αρχη (archè), au sens de « principe », de « commandement », bien que ce caractère anarchique puisse paradoxalement résulter également de la multiplicité excessive d’architectes, dont les projets disparates se contrediraient ou manqueraient d’harmonie5. Construisons encore en notre esprit, si cela est possible, une ville dont tous les bâtiments seraient, depuis sa fondation, conservés dans la succession temporelle, en dépit de ces attributs essentiels de l'étendue que sont l’antitypie ou l’impénétrabilité : ville-palimpseste, dont les textes antérieurs, pourtant effacés, referaient surface, pour se confondre en un lacis inextricable6. Seule une ultime fiction pourrait alors surpasser ce qui a déjà de loin dépassé toutes les chimères communes : elle pourrait être forgée à partir d'une certaine lecture (erronée) de la Monadologie leibnizienne, selon laquelle la superposition des points de vue de différents observateurs sur une même ville (c’est-à-dire, dans cette métaphore, des âmes ou substances spirituelles – monades – sur le monde)7 consisterait en cette ville elle-même, là où en vérité, comme nous le pressentons avec horreur, nous n’aurions qu’une terrifiante et inconcevable     a    n    a    m    o    r    p    h    o    s    e .                                                                                                                                                                

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1 Le Livre des êtres imaginaires, p. 154 ; « Abenhacan el Bokhari » in L’aleph, pp. 165-166.
2 Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 1, 3.
3 « Un labyrinthe est dit multiple étymologiquement, parce qu’il a beaucoup de plis », Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque, p. 5.
4 « L’immortel », in L’aleph, p.23.
5 Descartes, Discours de la Méthode, II. Ce sont pourtant bien les « villes à la Descartes », érigées selon un projet rationnel et un tracé géométrique sur une tabula rasa, qui nous semblent au plus haut point monstrueuses et inhabitables.
6 Freud, Le Malaise dans la Culture, I : « Faisons maintenant l’hypothèse fantastique que Rome n’est pas un lieu d’habitations humaines, mais un être psychique, qui a un passé pareillement long et riche en substance et dans lequel donc rien de ce qui s’est une fois produit n’a disparu, dans lequel, à côté de la dernière phase de développement, subsistent encore également toutes les phases antérieures [...] ».
7 Leibniz, Discours de Métaphysique, §9 ; Principes logico-métaphysiques : « toutes les substances singulières créées sont des expressions différentes du même univers et de la même cause universelle, à savoir Dieu ; mais elles varient par la perfection de l’expression, comme des représentations ou scénographies différentes de la même ville vue de différents points ».

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